ANNEE 2: INTRODUCTION (extrait)
Cette introduction ne porte pas uniquement sur la deuxième année. C’est plutôt un point d’étape pour témoigner de mon évolution entre celle de l’année 1 (qui était déjà une introduction pour les 3 premières années et non pour le seul récit des douze premiers mois) et mai 2021. En un an, ma vision du nomadisme et de mon expérience a encore bougé, ce qui correspond au cours normal de la vie des idées : quand elles sont travaillées par les mots et le passage des jours, leur conception s’affine ou entraîne sur des chemins réflexifs imprévus. [...]
Après 4 années de nomadisme plus ou moins mobile, mais toujours vécu comme une démarche non sédentaire (même pendant des étapes de bivouacs longs comme celui de l’automne-hiver 2019-2020 prolongé par le premier confinement), je suis toujours étonnée de me voir autant transformée. S’agit-il vraiment d’une mue ? Se transforme-t-on vraiment ou ne fait-on que suivre son inclination en travaillant à révéler ses envies profondes ? Qui suis-je aujourd’hui, sinon cette personne solitaire assumée qui préfère son antre silencieux au brouhaha des foules, mais qui ne fait que réfléchir sur l’espace public, celui de la politique telle que l’a définie Hannah Arendt, et qui n’est justement pas celui des foules, même si celles-ci peuvent le traverser et parfois, de manière encore plus effrayante, l’occuper.
Écrire un journal, tenir un journal (expression peut-être plus appropriée, car il s’agit d’agripper des pans de vie qui se délitent et se recomposent en permanence) revient à donner du sens à ce qui n’en a plus, mais qui, cependant, conditionne l’ordre qui nous constitue. Si je suis une personne solitaire, c’est en partie dû à mon addiction au travail, elle-même issue en partie de mon passé d’enfant sage qui avait trouvé dans l’école son échappatoire : son divertissement pascalien. Bien sûr, c’est inexact, car incomplet. Mais ce n’est pas faux, même s’il est impossible de dire que c’est totalement vrai. La reconstruction du passé passe par un sens qui lui est attribué qui, tout en appauvrissant et simplifiant le réel, le rend « lisible » : appropriable. C’est sans doute ce qu’est l’identité : un récit organisateur, qui permet à des éléments épars de flotter dans un même courant et donc d’être en relation, c’est-à-dire mis en récit. Ce journal est sans doute aussi une tentative pour récupérer, garder ou fabriquer de la mémoire dont j’ai été privée ; ce qui est cependant une chance par rapport à ceux qui restent prisonniers d’un héritage familial, matériel et surtout immatériel avec toutes les injonctions à se plier aux besoins de leur groupe d’origine.
L’écriture serait-elle un habit social respectable pour l’adolescente blessée qui, chez ses parents, ne se sentait bien qu’entre les 4 murs de sa chambre? Qui travaillait sérieusement en classe, car elle était intimement persuadée que son salut passait par là et qui avait aussi identifié que, grâce à son investissement scolaire, elle avait la paix. Je fermais la porte de ma chambre pour travailler, rêver ou lire. On me laissait tranquille. J’étais aux commandes. Ma caravane aujourd’hui est comme ma chambre d’enfant et d’adolescente : un refuge, mais un refuge encore plus rassurant qu’une chambre de 4 murs, car je l’emporte partout avec moi. Dans ma dernière location, je parlais souvent de ma chambre en lieu de place de mon bureau. J’avais une chambre. Mais le bureau était, plus encore que la chambre, un lieu cocon. Ma maison actuelle n’est pas seulement secrète : elle est aussi un espace qui se montre. Puisqu’on m’avait signifié que je n’avais pas ma place, ou tout du moins, que celle que je revendiquais n’était pas celle qu’on m’avait dévolue, la voici matérialisée par mon attelage et, d’une certaine façon, mise en scène : même si je suis le plus souvent dans des lieux très solitaires, Diogène est mon héros.
La transformation la plus radicale, et dont je ne soupçonnais pas la profondeur, tient au processus de libération mentale enclenché par mon nomadisme. Avec cette vie un peu différente de la précédente, j’ai pris confiance en moi et assume désormais d’écrire. Pendant l’année 2, j’ai cheminé sur cette voie de la réappropriation de soi et autoédité, enfin, mon premier roman qui dormait depuis presque 20 ans (pour la version initiale) dans un tiroir numérique.
Alors oui, ma caravane est mon bateau de terre pour continuer d’explorer la vie sociale, mais elle est aussi cet habitacle à la fois ouvert sur le monde et replié sur lui-même comme une coquille. Elle est ma chambre à moi, pour reprendre, en la transformant un peu, l’expression de Virginia Woolf. Bien sûr, les cloisons sont comme des murs de papier qui ne protègent pas de tout, notamment du bruit, comme lorsqu’il faut parfois, mais c’est rare, composer avec une radio ou de la musique imposée à tout un voisinage. Ceux qui imposent à tout un environnement une ambiance sonore qui leur est propre sont incapables d’imaginer qu’on puisse avoir une autre vie qu’eux et besoin de silence. Concevoir que l’autre puisse être différent est sans doute l’un des exercices de pensée les plus difficiles à traduire en actes. Je veux croire que ma modeste démarche nomade, dans un monde majoritairement sédentaire, produit une autre musique et contribue à plus de tolérance pour la différence.
Olivier K. m’a fait remarquer à quel point mon récit de l’année 1 donnait peu envie de m’imiter. En effet, il n’y a aucun glamour dans cette histoire, rien à liker. J’étais prise dans un engrenage où je m’étais laissée prendre. Quand on freine d’urgence, on sort de piste en s’emmêlant un peu dans les ronces des bas-côtés. Durant l’année 2, je cours encore, mais je commence à lever le nez et à profiter du paysage. Et alors, quel paysage ! Celui de mon autonomie grandissante ! L’année 2 est plus remuante que la première. Je suis plus mobile avec la mini caravane : ma Rapido-poids plume.
La déception et la colère, vis-à-vis de la société dans laquelle j’évolue, sont encore présentes pendant l’année 2 (je me sens encore coincée à ce moment-là), mais le travail de balancier fait son œuvre et je relève la tête, entrevois comment fonctionner dans ma bulle. Cela peut être un travers à corriger. Mais comment faire autrement ? La publication de ce journal tient lieu de participation à la vie publique. C’est ma contribution à cette société à laquelle je demande, en retour, de la tolérance pour ma manière de fonctionner un peu en marge. Je milite pour une société où l’individu peut explorer une voie qui fait sens, tout en étant partie prenante d’un tout solidaire qui n’écrase pas les différences. Mon militantisme est, d’une certaine manière, existentiel, car il traverse et conditionne tout mon mode de vie qui en est une des manifestations. En expérimentant une vie un peu décalée par rapport à la majorité, je vois mieux les tensions sociales, les pressions exercées sur chacun, et comprends qu’on ait pu prêter aux ermites des dons de clairvoyance. Rien de magique ou de divin là-dedans : juste le fruit d’une vie à observer notre vie d’avant depuis un point de vue imprenable.
Comment concrétiser les changements qui me tiennent à cœur ? Il y a d’abord la diffusion du message qu’il est possible de devenir plus autonome, notamment en énergie et de diminuer par conséquent sa dépendance à des revenus plus ou moins élevés, sans pour autant vivre moins bien. À un niveau plus collectif, j’aimerais participer à un grand mouvement progressiste, fondé sur une pensée articulée. Ce mouvement n’existe pas.
[...]
Je vois plus de potentiel de changement dans une approche par l’économie. En se libérant des contraintes du travail subi, on améliore non seulement son bien-être, mais aussi son impact environnemental et social. Je m’aperçois ainsi que mon chemin m’entraîne vers une démarche qui vise à réconcilier égalité et liberté. Mon lieu idéal et mon idéal d’émancipation tiennent dans ces deux termes qu’on a souvent voulu, sottement, opposer : liberté et égalité, égalité et liberté. Les deux faces d’une même médaille si l’on veut construire un monde social habitable pour tous.
Avec l’égalité, arrive la notion de sécurité : sécurité des personnes, mais aussi sécurité matérielle. Voilà pourquoi je m’intéresse au revenu universel. Le discours de Philippe Van Parijs, fondateur de BIEN, me semble bien plus puissant que tout autre discours va-t-en-guerre contre les inégalités ou les « patrons ». Voilà ce que je souhaite à mon prochain, ce que je me souhaite à moi-même et ce que je vis de plus en plus : se sentir puissant, car aux commandes de sa propre vie.
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A LA RACINE - Anthropologie
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